Mon nom est un nom biblique. Uri signifie Lumière. Avner
ou Abner était le nom d’un maréchal du roi David et c’est un personnage que j’ai toujours aimé. Je ne suis pas né avec ce nom, je me
le suis donné à l’âge de dix-huit ans. J’ai changé de nom comme tous
ceux qui avaient choisi de vivre en Palestine pour rompre à tout
jamais avec le passé. Nous ne voulions plus rien avoir à faire avec la
diaspora juive. Nous rejetions le monde de nos parents, leur culture et leur formation. Nous étions un peuple neuf. Une race nouvelle
était née le jour où nous avions mis le pied sur le sol de Palestine.
Une race d’Hébreux et non pas de Juifs.
Quand mes parents m’emmenèrent en Palestine, j’avais dix ans
et la politique me préoccupait déjà. Nous arrivions d’Allemagne où
j’avais passé les dix premières années de ma vie. J’avais six ans
quand Hitler remporta sa première grande victoire électorale.
Depuis ce jour, la montée du nazisme marqua sans arrêt notre vie
quotidienne. Je me souviens des interminables parades de chemises brunes et des batailles de rues entre communistes et nazis.
À notre table, la politique avait pris la première place dans les
conversations, remplaçant la musique chère à mon père.
Nous appartenions à la grande bourgeoisie aisée. Mon père était banquier. Comme son père avant lui, il était féru de culture grécolatine. Il avait reçu une éducation germanique et toute sa vie il
devait conserver un idéalisme d’humaniste allemand.
Mon père était sioniste. Lorsqu’il épousa ma mère, en 1913, l’un
de ses amis lui offrit en cadeau de mariage un document prouvant
qu’un arbre avait été planté en son nom en terre palestinienne. Mais
avant Hitler on ne pensait pas qu’être sioniste impliquait d’aller
vivre en Palestine. Le sionisme de mon père était plutôt une
marque de son non-conformisme. Dans sa famille, on était pour l’intégration et le sionisme y était exécré. Je le soupçonne de s’être surtout amusé à scandaliser son entourage. Mais son sionisme était
aussi une manière pour lui de se solidariser avec la souffrance des
Juifs à travers le monde et de prouver sa sympathie aux pionniers, si
loin de nous, qui tentaient d’édifier un nouvel État, au Proche-
Orient. Et pourtant, c’est le sionisme qui devait nous sauver la vie.
Même à présent que je suis devenu non-sioniste, et peut-être
même antisioniste, je ne peux pas l’oublier.
J’avais neuf ans quand Hitler prit le pouvoir. La terreur brune se
donna libre cours l’année où j’entrai au lycée. J’étais le seul élève
juif. Tous les deux jours à peu près, on célébrait une victoire de
l’armée allemande. Les élèves devaient se grouper dans le grand
hall et entonner des chants patriotiques. Un jour (je crois que
c’était celui de la bataille de Belgrade) je ne chantai pas. Je me
revois tout petit et solitaire parmi des centaines de garçons allemands qui chantaient l’hymne nazi, le sanglant Horst Wessel. Ils
avaient tous le bras levé, je ne les imitai pas. Après la cérémonie,
les élèves de ma classe m’avertirent que s’ils me prenaient une
fois encore à ne pas lever le bras au cours du nouveau chant allemand « ils me feraient voir... ».
Ils n’en eurent pas l’occasion. Une semaine plus tard, nous quittions l’Allemagne pour toujours.
Je crois que mon père a été l’un des tout premiers Allemands à
prendre conscience de ce qui allait se passer. Pour lui l’avertissement était comme écrit sur les murs du jour où les nazis arrivèrent
au pouvoir. Peut-être son sionisme l’avait-il éclairé sur la force de
l’antisémitisme et sur l’inutilité de tout effort pour le combattre.
C’est ainsi qu’un beau matin de janvier 1933, mon père se rendit
à la préfecture de police de Hanovre pour obtenit son permis d’émigration. Les officiers de police s’étonnèrent. « Mais vous êtes allemand,
monsieur Ostermann, lui dirent-ils. Vous êtes aussi allemand que nous. Votre
famille a toujours vécu en Allemagne. Rien ne peut vous arriver ici. »
Nos amis et nos parents étaient furieux contre mon père. Cette
décision était encore un effet de sa bizarrerie. « Vous êtes complètement
fou, s’écrièrent-ils. On n’a pas idée de fuir comme ça ! Que peut-il vous arriver ? Nous vivons dans un pays civilisé. Ce Hitler s’agite beaucoup mais il sait
bien qu’il n’est rien sans nous. À la rigueur il se débarrassera de quelques Juifs
polonais (et ce ne serait pas un mal) mais sans plus. »
Nous, les enfants, nous écoutions ces discours et nous n’avons
pas oublié. Mon père était obstiné. Sans pouvoir le prouver, il était
sûr d’avoir raison. Il vendit tout ce qu’il possédait et prépara notre
départ.
Nous avons vécu nos derniers jours en Allemagne dans une agitation fiévreuse. Mon père soupçonnait l’un de ses associés de
nous avoir dénoncés à la Gestapo. Et la famille se sépara, pour
passer la frontière sans éveiller de soupçons. Chacun des parents
se chargea de deux enfants. J’étais avec ma mère qui perdait sans
cesse quelque chose. Quand nous atteignîmes la frontière, les
fonctionnaires nazis vérifièrent nos passeports et firent un signe
de la main. C’était fini. Le train roulait déjà en territoire français.
Pour l’enfant que j’étais, c’était une nuit de grande émotion.
Depuis ce jour, la France est restée pour moi un symbole de liberté. J’aime la France. Je l’aimais même quand je constituais un
Comité de libération de l’Algérie et que j’appuyais le FLN dans sa
lutte contre les Français.
Deux semaines plus tard, nous étions tous réunis sur le pont du
bateau et nous regardions se rapprocher les rivages de la Palestine.
Pour nous, les enfants, c’était une expérience exaltante. Nous
allions aborder à ce monde neuf dont on nous avait tant parlé. Mais
je me suis souvent demandé par la suite ce que mes parents
avaient pu ressentir à ce moment-là. Quel courage il leur a fallu !
Mon père avait quarante-cinq ans. Il avait toujours connu une vie
paisible et voilà qu’encombré d’une femme et de quatre enfants, il
se trouvait jeté dans un pays inconnu, face à une existence totalement différente, aux prises avec une langue étrangère qu’il ne réussit jamais à maîtriser.
C’était un pays rude. Le petit capital ramené d’Allemagne fut
rapidement englouti dans quelques tentatives malheureuses. Mon
père ne voulait pas investir d’argent dans les affaires immobilières
du nouveau pays. Il ne voulait pas faire de spéculation ni de commerce. Il ne voulait pas avoir affaire aux banques. La première
année écoulée, notre situation se trouva être des plus précaires.
Mes parents ouvrirent alors une blanchisserie livrant à domicile. Ils
y travaillèrent tous les deux dix heures par jour et ceci pendant dixhuit ans, jusqu’au jour où mon père mourut.
Entre-temps, il avait appris la perte de tous nos amis et parents,
disparus au cours des années terribles de l’Holocauste. Plus tard,
j’eus l’occasion de suivre le procès d’Eichmann à titre de journaliste. Durant l’interrogatoire, mes pensées allaient vers mon père dont
l’intuition nous avait sauvé la vie et je lui en étais profondément
reconnaissant.
Je le revois encore sur sa bicyclette, transportant le linge, épuisé
mais de bonne humeur, plus heureux qu’il ne le fut jamais dans son
fauteuil directorial de Hanovre. C’était un homme vrai.